DLXXIV.

Publié le 5 Juin 2014

Il s’agit d’être à l’heure. Toujours et en toutes circonstances. Ma vieille tocante, acquise il y a plus de quarante ans, a rendu l’âme. Irréparable. Enfin, paraît-il. Et puis usée, verre rayé, aiguilles bancales. Le bracelet n’en parlons pas. Ce crocodile ne vaut pas mieux que ceux du musée. A force, n’est-ce pas. Ma chère montre venait de chez Richard. Rue Grand-Pont autrefois, mais ça n’existe plus. Bref, un vieil achat. Comme on disait : une folie ! Oui, du temps où j’avais les moyens d’en faire. Ou l’envie. Ce qui m’a passé. Toujours est-il que : être à l’heure et l’avoir, il le faut.

Comment et pourquoi, me voici en quête d’une montre neuve. A presque quatre-vingts trois ans ! Qui prétend que le temps des folies est passé ? Léone, arbitre du bon goût et du raisonnable achat, m’accompagne. Il paraît que je deviens dépensier et que l’argent file. Admettons et reconnaissons que j’ai désormais besoin d’un chaperon. La vieillesse rend conciliant.

Bon Rouennais, je m’attarde à regarder les vitrines de Lepage, puis de Milliaud. On est donc susceptible, ici, d’acheter des montres à 12.000 euros ! C’est que j’ai vu de mieux, de l’extérieur toutefois. Et quand je dis mieux, je m’entends. De temps à autre, il faut redescendre sur terre. Voyons d’autres boutiques. Notez que c’est vite fait. Ces montres s’assemblent et se ressemblent. Toutes, elles donnent l’heure exacte. Ce qui suffit. Du moins, pour le moment.

Adieu splendeurs d’antan. Oui, les illusions sont perdues. Pour preuve, nous voici chez Maty, rue du Gros-Horloge. La classe à pas cher. Les vendeuses y sont à l’image des montres : grandes, minces, habillées de noir. Cheveux tirés, perchées sur de hauts talons, elles vous jaugent d’un œil professionnel. Clients ? Oui. Bon ou mauvais ? Moyen plus. Lui, vieux, mais avec de l’allure de reste. Elle, plus jeune, et black. Du fric ? Faut voir. Tout ça, d’un coup d’œil ou deux, le temps que vous passiez le seuil. A l’intérieur, l’ambiance est claire et lumineuse. Mais ça l’était déjà dehors. Les montres nous sont présentées. Je m’en désintéresse assez vite.

Au vrai, Léone discute, argumente et s’amuse à jouer l’épouse distinguée. La vendeuse abonde. Il ne faut pas un tour de trotteuse pour qu’on m’ignore à temps complet. Elles comparent, tranchent et décident. Me voici pourvu d’une Bering, marque danoise, dont le design est inspiré par la beauté des paysages arctiques. Pour 199 euros, avouez que c’est donné. Et garantie pour trois ans ! Dans trois ans, je serai mort, chère madame. Oh, monsieur, ne dites pas ça !

N’empêche, il est 15h47. Il faut que ça se sache. Joie et mélancolie des achats. Un mélange où la seconde (sans jeu de mots) domine. Au carrefour, j’aurais aimé être plus riche. Pas pour la montre, non. Comme on dit d’un air modeste : elle est bien. Non, pour avoir l’air. Etre dans le décor. Tenir un rôle meilleur. Pour Léone et pour moi. Mais comment expliquer cela ? Bof, ce sera pour une autre fois.

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