DLXVIII.

Publié le 12 Mai 2014

Je passais par la rue des Béguines. Ça m’arrive. Pas souvent, mais de temps à autre. Ce jour, j’ai un prétexte : revoir les vestiges de l’ancienne église Saint-Vigor. A voir je crois, au fin fond d’un parking privé. Pas grand-chose, une arcade, un muret. Pas vu, pas trouvé. Disparu ? C’est possible. Et puis après tout, passons. Une ruine, une autre. On n’en sort pas. Redescendant la rue, j’aperçois sur un rebord de fenêtre (volets fermés) un livre de poche. Un vrai, marque d’origine et déposée.

Il s’agit du Bonheur fragile d’Alfred Kern. Le volume n’est pas trop défraîchi. Comme on dit : il se tient. Sur la première page le nom d’un ex-propriétaire : J. Josse ou Jasse. Écriture pas très nette. Le e final semble pouvoir être aussi un a. Quelqu’un qui ne fermait pas ses lettres. Ce qui est plus claire, c’est qu’au-dessous, d’une écriture plus ferme, quelqu’un (un lecteur) a écrit : pas mal. Jugement mesuré. On aurait mauvaise grâce à en dire plus (ou moins). J’aime ces rencontres en forme de signes énigmatiques. A défaut de ruines d’église et de béguinage disparu, j’emporte le livre. Vais-je le lire ? Lit-on encore Alfred Kern ? Même « pas mal » ?

La consultation d’un vieux dictionnaire Hachette consacré à la Littérature Française Contemporaine, m’apprend que Le Bonheur fragile reçut le prix Renaudot en 1960. D’où cette parution de 1964 dans une collection si populaire autrefois. Et qui semble de plus l’être. Quel destin que celui des livres à présent ! On ne les lit plus, ne les vend plus, on les jette. Soixante est loin, la littérature aussi. Voilà l’état de notre monde, voilà la rançon de la surproduction éditoriale. Un livre par jour, la fosse commune. Cette citation d’un écrivain beaucoup cité (mais moins lu) se vérifie sans retenue.

Il n’empêche : écrire c’est vivre. Lire aussi. Je ne suis pas revenu d’Isdriza. Ainsi commence ce roman d’Alfred Kern qu’on ne lit plus et qu’on offre au passant archéologue. Prenons le comme une façon élégante de dire qu’on ne les mets à la poubelle. Même pas au recyclage. Mais recycle-t-on un prix Renaudot ? Et revient-on jamais d’Isdriza ? Pas sûr. Nous le savons : le monde va à sa perte. Le poubellier d’autrefois ramenait chez lui un pyjama neuf taille 46, un moulin à café en état de marche, une Jeanne d’Arc en bronze où manquaient l’épée et l’étendard. A présent, il ramène des livres. Un peu plus chaque jour. Tu parles, Charles !

Tous les métiers se perdent. Surtout les meilleurs. D’où nos contemporains ripeurs ou, mieux, agents de propreté urbaine, désormais lecteurs assidus de classiques défraîchis. Il leur faut de la constance. Observer ainsi, jour après jour, ramassage après ramassage, le renoncement à ce que nous avions de plus valeureux. Ce sur quoi nous fondions, tant qu’à faire, notre suprématie. J’imagine, qu’en rentrant de tournée, certains pleurent. Car enfin, vous verrez : aujourd’hui Alfred Kern, demain Stéphane Hessel. Et ne me dites pas que vous n’étiez pas prévenu !

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